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Détroit, relancer le moteur de la ville

Relancer le moteur de la ville

28/06/2019

Détroit, relancer le moteur de la ville - Vincent Lavergne
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L’exemple de Detroit aux Etats-Unis peut s’envisager comme une réelle étape de décroissance et s’imposer comme l’axe majeur d’un nouveau paradigme urbain. “Reanimate the ruins”, tel était le sujet du concours lancé en 2014 pour sortir de la déprime. Le projet lauréat “Cross the plant”, conçu par une équipe française, propose alors la transformation en centre urbain de l’ancienne usine de production d’automobiles Packard, désaffectée depuis 1987. La stratégie est de mettre en place un processus social et économique afin de recréer “un morceau de ville” actif et attractif.

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Projet lauréat pour le Packard Automotive Plant, Detroit, 2014

À Detroit, sans doute la ville la plus emblématique des shrinking cities, la crise est multiple. Terre d’accueil de Ford, Chrysler et General Motors, la “Motor City”, quatrième agglomération américaine en nombre d’habitants en 1930, s’est développée sur l’unique postulat de la croissance industrielle automobile. Cette première moitié du XXe siècle, prospère, a vu la construction de bâtiments industriels qui paraissent aujourd’hui démesurés — car bâtis à l’échelle des chaînes de montage. En 1950, sa population s’élève à 1,8 million d’habitants, avant de diminuer inexorablement. La décennie 1950 est en effet la période durant laquelle habitants et entreprises s’installent en périphérie, avec pour traduction formelle l’idéal américain des grands buildings en ville et des maisons individuelles au-delà. Elle voit en même temps le début du déclin de l’industrie automobile. En 2012, on estime à 4 millions le nombre d’habitants dans l’aire métropolitaine et à seulement 700 000[1] ceux qui habitent à Detroit même — dont 82 % sont afro-américains et 38 % vivent sous le seuil de la pauvreté…

De la désindustrialisation naît inévitablement la crise urbaine ; la crise des subprimes de 2008 a de surcroît laissé de nombreuses maisons en ruine quand elles n’étaient pas volontairement incendiées par les créanciers afin d’empêcher des squatteurs — ou les habitants d’origine — d’y revenir. La perte d’habitants et de revenus fonciers — l’impôt sur la propriété foncière étant au cœur du système financier urbain outre-Atlantique — a entraîné la municipalité dans un gouffre financier au détriment des services publics, jusqu’à ce que la ville, lourdement endettée, soit placée sous tutelle de l’État fédéral en 2013, chose rare aux États-Unis.

Les efforts pour inverser l’évolution de la dépopulation et de la paupérisation viennent cependant renforcer une situation économique, politique, sociale et ethnique ancrée dans l’urbanisme de Detroit, en creusant les inégalités présentes depuis les années 1950. Deux mondes s’opposent ainsi : au centre une population blanche aisée et en périphérie les classes moyennes inférieures et les pauvres. Avec regrets, la municipalité a laissé Downtown et Midtown aux mains des investisseurs immobiliers privés qui interviennent dans tous les secteurs, de la construction de vastes édifices de bureaux à la gestion des espaces publics en passant par le logement. En conséquence, et malgré une réelle volonté de créer une offre diversifiée en termes d’habitat, force est de constater que la gentrification s’est emparée de ces quartiers centraux, occupés en grande partie par la classe supérieure éduquée, des familles et de jeunes actifs venant de l’extérieur, au détriment de ceux qui vivaient sur place. De fait, l’absence de gouvernance et de leviers financiers des pouvoirs publics laisse libre jeu à la spéculation immobilière entraînant l’exclusion des populations en besoin de logements à bas coût. C’est ce que l’on pourrait appeler un urbanisme d’austérité : l’absence de planification est justifiée par l’espoir de privilégier un retour rapide de l’attractivité et de la valeur immobilière.

En dehors du centre-ville, on observe un phénomène urbain tout autre. Dans ces zones dévastées par la crise, ce sont les communautés d’habitants elles-mêmes qui, petit à petit et selon leurs besoins, se mobilisent pour lutter contre la vacance des logements, la dégradation de l’espace public et le manque de services. Elles prennent en charge l’enseignement, les activités sociales et solidaires, l’aménagement temporaire ou non de l’espace public, etc. Avec le soutien de la municipalité et de Detroit Future City — une structure indépendante œuvrant en faveur d’un développement basé sur les initiatives citoyennes et l’expérimentation -, les parcelles vides sont réinvesties, végétalisées, boisées ou mises en culture[2]. La réponse économique de la société civile serait-elle une voie de réflexion pour la planification urbaine et la mise en pratique de nouveaux modèles urbains ?

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Phasage de l’opération en 3 séquences majeures. Copyright Vincent Lavergne.

Le cas de l’usine Packard

À sa fermeture en 1956, le Packard Automotive Plant était une unité de production de voitures de luxe à la renommée internationale. L’usine, dont les multiples bâtiments avaient été conçus, à partir de 1910, par l’architecte Albert Kahn avec l’apport de son frère Julius, ingénieur et spécialiste en béton armé, fut parmi les premières à être installées à Detroit, mais aussi l’une des premières à fermer. Le nouveau propriétaire loue les divers édifices à plusieurs entreprises, puis en 1987 vend l’ensemble — qui couvre quelque 32 hectares — à la société Bioresource, propriété d’un businessman qui ne payera jamais ses impôts. Après moult péripéties, occupations plus ou moins illicites et batailles juridiques, l’usine Packard est reprise en main par la Ville en 1998 dans l’intention de la démolir, mais l’ampleur de la tâche et la présence d’amiante sont sous-estimées. Un an après, elle est sauvée de la destruction par la firme Old Packard Plant Mortage Acquisition Corp (OPPMAC), créée par… le nouveau dirigeant de Bioresource. Les scandales et les ingérences se multipliant, le site devient une zone de non-droit où même les pompiers n’entrent plus jusqu’à ce que la justice décide de l’exproprier et de le vendre aux enchères en 2013.

Aujourd’hui, le Packard Plant appartient à Arte Express Detroit — une société de promotion immobilière spécialisée dans la revitalisation de bâtiments historiques. Le projet de développement présente des programmes tertiaires et de services “à la découpe” et exclut toute forme de logements ou de programme sociaux.
Située à sept kilomètres au nord-est de Downtown, l’usine Packard a employé jusqu’à 40 000 salariés et, autrefois entourée de champs, a été gagnée par la croissance urbaine, avant de subir les diverses crises industrielles et économiques. Son site est ainsi représentatif de ces quartiers à la lisière de la banlieue, pris entre deux échelles de construction. D’un côté l’usine, un temps flamboyante et nourricière, désormais monument capitaliste en ruine ; de l’autre, de grands étendues de parcelles plus ou moins densément occupées par des maisons individuelles, habitées aujourd’hui par une population plutôt pauvre ne pouvant ou ne voulant s’installer ailleurs.

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Transformer l’ex-lieu industriel en centre urbain, sur un kilomètre de long, c’est l’enjeu du projet “Cross the Plant”. Copyright Vincent Lavergne.

Farnsworth toujours en vie

À l’ouest de l’usine Packard se situe le petit quartier de Farnsworth, à Poletown East, où avaient élu domicile, en 1914, des immigrants polonais venus lors de la construction de l’usine Dodge, à proximité de la ville-enclave Hamtramck, passée ensuite dans le giron de General Motors. Le parcellaire de ce faubourg à la frontière de la ville et des terres agricoles était très peu dense à l’époque. Si l’on compare le plan de Detroit de 1905 à celui d’aujourd’hui, il est flagrant que le découpage des parcelles en petites unités que l’on constate de nos jours était alors bien moins important. Cependant, le quartier s’organisait déjà autour du poumon vert qu’est le cimetière de Trinity et était limité par les mêmes grandes infrastructures ferroviaires et routières. Aussi, le phénomène de décroissance à Detroit s’est-il traduit ici en particulier par une sorte de retour à un état d’occupation du sol antérieur à l’emballement industriel.

N’ayant pas été épargné par la désertification et les crises, Farnsworth doit sa réussite à la conviction et à l’engagement d’un enseignant, Paul Weertz, qui œuvre depuis des années pour maintenir le quartier. Il a commencé à rénover des maisons par lui-même tout en prenant soin de défricher des terrains à l’abandon. Il entretient également son propre jardin potager et évolue peu à peu vers une forme d’autonomie. Son action se développe au fur et à mesure que l’esprit communautaire déjà présent se renforce. La crise de 2008 y fait surgir l’un des premiers mouvements citoyens qui assument une transformation culturelle simultanément à une mutation économique subie. Petit à petit, l’agriculture urbaine s’y est pérennisée, les équipements publics y ont été maintenus ou rouverts, l’espace public y est toujours entretenu… mais la gentrification y reste encore relativement faible. L’État fédéral et la municipalité ont apporté leur soutien notamment en donnant au foncier un statut stable capable de résister au marché immobilier spéculatif et en favorsant une certaine continuité entre acteurs de la récupération des terres, réaménageurs et exploitants. Farnsworth est décrit aujourd’hui comme une réussite citoyenne au service de la ville et porteur d’une nouvelle forme d’urbanisme assumée.

Nouveau paradigme urbain ?

Comment agir sur un zone composée d’une ancienne emprise industrielle en ruine et d’un quartier résidentiel dont les tissus urbains sont si distincts et inégalement attractifs ? La localisation, l’image et la typologie architecturale de l’usine Packard peuvent-elles présager d’une transformation radicale et spéculative telle que l’ont connue Downtown et Midtown, au détriment de la population qui y vit à proximité ?

En 2014, Parallel Projections, une société créée par trois jeunes architectes dont le New-Yorkais Kyle Beneventi, organise le concours international d’idées “Reanimate the ruins” portant sur la reconversion du site du Packard Plant et devant contribuer à “guérir Detroit technologiquement, socialement et esthétiquement”. Parmi le jury figurait un responsable de Detroit Future City. S’appuyant sur la solide structure poteaux-poutres qui caractérise les rangées de bâtiments du site Packard partiellement en ruine, notre projet lauréat “Cross the plant” (non réalisé) propose alors de transformer ce lieu en un centre urbain. Il se base pour cela sur les qualités spatiales des édifices, de hauteur moyenne, et sur les principaux axes que constituent Grand Boulevard, les voies ferrées et la Bellevue Street. Les bâtiments en bon état sont réhabilités, tandis que les structures irrécupérables sont détruites. De nouvelles rues recomposent en plusieurs blocs le bâtiment d’un kilomètre de long sur la Concord Avenue. Viabilisé et relié au réseau urbain, le site restaure aussi, par une nouvelle ligne de tramway implantée sur un trajet abandonné, la connexion entre l’aéroport de la ville revitalisé au nord-ouest du site et les quartiers Downtown et Midtown au sud-est. Des lignes de bus supplémentaires, des pistes cyclables, des trottoirs et des espaces publics réaménagés contribuent à rendre attractif le site où s’insèrent, outre des bureaux et des équipements, des logements conçus avec des éléments préfabriqués adaptés à la structure béton existante.

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Dans le scénario, l’un des bâtiments est transformé en musée de l’Automobile, d‘autres abritant des logements et des services publics. Copyright Vincent Lavergne

Car pour réinvestir à la fois le périmètre Packard et les terres autour, le projet plaide pour un processus complet de relogement : les habitants à proximité de l’usine sont financièrement encouragés à vendre leur maison et à venir s’installer dans le Packard Plant. L’espace ainsi libéré permet de procéder à des remembrements parcellaires dans le but d’y développer la production agricole. Les équipements prévus englobent des écoles, des terrains de sport, un centre social, un supermarché vendant de la nourriture issue de l’agriculture urbaine locale, un centre culturel dont l’architecture et l’aménagement soulignent la beauté singulière des ruines. Le bâtiment le plus imposant est transformé en un musée dédié à l’industrie automobile, à son histoire et à ses perspectives d’avenir. Le Packard Plant devaient ainsi devenir ainsi un nouveau centre de vie urbaine, qui se développera et se complexifiera par lui-même au fil du temps avec de nouvelles implantations de services publics. De ces actions naissent des parcelles multifonctionnelles, forme urbaine proposée comme requalification et réurbanisation du site.

Tout au long du projet, nous avons cherché à conjuguer les intérêts des investisseurs immobiliers et ceux des habitants. En effet, relier le Packard Plant au centre-ville revient en réalité à “agrandir” ce dernier et ainsi à favoriser les logiques spéculatives de marché peu propices au maintien sur place de la population d’origine. “Cross the plant” est ainsi une proposition globale — des transports au logement et de l’échelle du quartier à celle de la ville — qui fait l’hypothèse d’une transformation de la cité sur elle-même tout en créant la place pour une ruralité retrouvée. Il enrichit la réflexion sur la décroissance maîtrisée des villes — ou faut-il dire la re-croissance urbaine de la ville postindustrielle ?— et ambitionne de devenir un nouveau paradigme urbain.

Vente à la découpe

À l’heure actuelle, aucun projet ambitieux de transport public n’est encore envisagé dans ce district de Detroit, sachant que la municipalité en est toujours à financer des démolitions plutôt que la reconstruction ou à développer des services et des biens publics.

L’absence de vision et de planification de la part des pouvoirs publics, qui laissent faire les propriétaires, reste problématique dans le cas du Packard Plant. La vaste étendue du site rend difficile à une entité unique, qu’elle soit publique ou privée, d’en porter seule le projet. Le découpage réfléchi et maîtrisé de la zone en îlots de taille moyenne aurait certainement évité tous les rebondissements ou la vente à la découpe opérée actuellement ; et sans retrouver l’échelle des îlots environnants pour greffer le site de l’usine Packard à la ville et ainsi multiplier les programmes, les activités, les populations… “faire ville” restera une utopie.

[1] L’estimation pour 2017 : 673 000 hab.

[2] Cf. le reportage d’Arte USA : Detroit, la renaissance, réal. Laurent Cibien et Pascal Carcanade, 2018, 37 min.