Le tout béton en France : une longue histoire
Assimilé à la construction des grands ensembles, le tout béton paraît comme un produit des Trente Glorieuses. Or son histoire commence par la Seconde Guerre mondiale et au service de l’occupant. Les entreprises françaises s’y sont lancées en partenariat avec les entreprises allemandes pour fabriquer le mur de l’Atlantique…
18/03/2019
Notre société est le produit de la révolution industrielle et des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Si la révolution industrielle est assumée dans l’histoire officielle, l’héritage des guerres est moins connu dans son rôle structurant de la société moderne.
Entre les deux guerres, l’industrie du BTP s’organisait selon un schéma relativement binaire. De petites entreprises artisanales travaillaient pour le secteur privé et les particuliers tandis que les entreprises de génie civil œuvraient exclusivement pour l’État et les collectivités territoriales dans la réalisation de grandes infrastructures civiles et militaires telles que fortifications, ponts, routes, ports et barrages.
La crise de 1929 vit chuter le volume de la construction privée et provoqua de nombreuses cessations d’activités. Dans le même temps, les entreprises travaillant pour l’État maintenaient leur volume d’activité voire le renforçait grâce aux grands chantiers nationaux tel celui de la ligne Maginot qui concentra une grande partie de la commande publique dès 1928.
Puis, en 1940, les effets de la crise et ceux de la guerre se conjuguèrent et de nombreuses entreprises firent faillite. Comme à chaque crise, la réduction du nombre d’acteurs d’un secteur répartit le volume d’affaires sur un plus petit nombre d’entreprises qui sortent renforcées dans un marché régénéré et délesté de ses éléments les moins compétitifs.
Alors que les opérations de la Wehrmacht en Russie prenaient une odeur de défaite, Hitler voulu renforcer la défense de la façade atlantique par un réseau exceptionnel de fortifications de la Hollande à l’Espagne : 8 000 casemates, une batterie d’artillerie tous les deux kilomètres, une ligne continue d’ouvrages divers depuis la herse de fils barbelés jusqu’à des ouvrages en béton de plusieurs mètres d’épaisseur. Discutable du point de vue défensif, ce monument de la collaboration économique joua un rôle déterminant dans le développement de l’industrie du béton en France. Tandis que les entreprises artisanales étaient à l’arrêt et privées de leurs ouvriers réquisitionnés par le STO, les entreprises de travaux publics se voyaient proposer des facilités pour continuer leur activité.
Au début, l’Organisation Todt, maître d’ouvrage des fortifications de l’Atlantikwall, n’y inclut que des ressources allemandes. Puis les entreprises allemandes furent incitées à nouer des partenariats avec des entreprises françaises. Ainsi, le secteur du BTP vit son chiffre d’affaires exploser pour atteindre 671 millions de francs en 1943 (pour 16 millions en 1941). 80 % du ciment français servait alors à la construction du mur. Le gouvernement de Vichy fit un argument de propagande de la baisse du taux de chômage national qui passa d’un million de chômeurs en 1940 à 10 000 en 1943, dont 300 000 travailleurs français sur les chantiers du mur.
Àpartir de 1942, le volume du BTP, qui avait réduit depuis les années 1930, augmenta de manière significative. À l’écart des cibles des bombardements, les cimenteries tournaient à plein régime, l’industrie du béton entama un développement sans limite. Le mur suscita un miracle économique inattendu permettant aux entreprises françaises de renouer avec l’activité et le profit. La réalisation des grandes fortifications modernes permit ainsi de maintenir une industrie de la construction performante, opérationnelle pour la reconstruction, tandis que les fortifications furent frappées d’obsolescence dès leur achèvement.
À la libération, 30 % des dossiers traités par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE) ont concerné des entreprises du BTP. Considérant les motivations des entreprises plus économiques qu’idéologiques, on leur trouva des circonstances atténuantes, et la condamnation de quelques patrons prit soin de ne pas altérer les chaînes de production. Puis, de fusions en rachats, on put s’approprier la technique sans la mauvaise réputation.
Ainsi, depuis l’économie de guerre et la reconstruction, le béton armé ne cessa plus de dominer la construction. Les marchés octroyés au sortir de la guerre dans le cadre du plan Marshall préfigurent la constitution des majors d’aujourd’hui qui jouent un rôle structurel dans l’équipement du pays et entretiennent des relations d’interdépendance avec les collectivités.
Ces processus aux effets observables sur le long terme interrogent l’intérêt public. Quelle est l’étape prochaine de ce processus de mutations de l’industrie où trois majors se partagent le marché de la construction en France ? Quel est l’effet à long terme de ces quasi-monopoles où la détention de certains moyens techniques devient exclusive ?
Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro 26 de la revue “Tous urbains” en juin 2019.